La France a franchi un cap décisif dans sa lutte contre l’optimisation fiscale agressive avec l’adoption de mesures radicales visant les dividendes versés aux non-résidents. La loi de finances pour 2025, promulguée le 14 février 2025, marque un tournant historique en refondant en profondeur le cadre juridique applicable aux distributions de dividendes vers l’étranger. Ces nouvelles dispositions, qui s’appliquent pour la plupart depuis le 16 février 2025, visent principalement à mettre fin aux pratiques d’arbitrage de dividendes, notamment les montages « CumCum » qui auraient coûté entre 1 et 3 milliards d’euros par an au Trésor public.

Cette réforme intervient après des années de révélations scandaleuses, notamment celles des « CumEx Files » publiées en 2018, qui ont mis en lumière l’ampleur de ces mécanismes de contournement fiscal. Malgré un premier dispositif anti-abus adopté en 2019, les pratiques frauduleuses ont perduré, contraignant le législateur à adopter un arsenal législatif beaucoup plus contraignant. Le nouveau cadre fiscal bouleverse les règles du jeu pour tous les investisseurs étrangers détenant des titres de sociétés françaises, qu’ils soient de bonne foi ou qu’ils aient recours à des montages sophistiqués.

Le principe de la retenue à la source sur les dividendes des non-résidents

En France, les dividendes versés par des sociétés françaises à des actionnaires non-résidents fiscaux sont soumis à une retenue à la source obligatoire. Ce mécanisme, prévu par l’article 119 bis du Code général des impôts, constitue le socle de l’imposition des revenus de capitaux mobiliers de source française perçus par des personnes domiciliées hors de France. Cette retenue est prélevée directement par l’établissement bancaire payeur avant le versement effectif des dividendes, ce qui en fait un impôt particulièrement efficace pour l’administration fiscale.

Le taux de droit commun de cette retenue à la source s’établit à 12,8 % pour les personnes physiques non-résidentes, un taux qui est en vigueur depuis le 1er janvier 2018. Pour les personnes morales, le taux applicable est plus élevé, fixé à 26,5 % depuis le 1er janvier 2021. Ces taux peuvent toutefois être réduits, voire supprimés, en application des conventions fiscales bilatérales conclues entre la France et le pays de résidence du bénéficiaire. Ainsi, de nombreuses conventions prévoient des taux réduits, souvent de 5 % ou 15 %, voire une exonération totale pour les résidents de certains États.

Un régime particulièrement sévère s’applique aux revenus versés vers les États ou territoires non coopératifs (ETNC), figurant sur la liste noire établie chaque année par arrêté. Dans ce cas, le taux de la retenue à la source est porté à 75 %, un niveau dissuasif destiné à décourager les flux financiers vers les paradis fiscaux. Il est important de noter que les non-résidents ne sont pas assujettis aux prélèvements sociaux français sur leurs dividendes, contrairement aux résidents fiscaux français qui supportent une charge globale de 30 % incluant l’impôt sur le revenu et les contributions sociales.

Les montages « CumCum » : un scandale à plusieurs milliards d’euros

Les pratiques d’arbitrage de dividendes dites « CumCum » (du latin « cum », signifiant « avec » dividendes) constituent l’une des formes les plus sophistiquées d’optimisation fiscale agressive. Ces montages reposent sur des opérations financières complexes qui permettent à des résidents étrangers titulaires de titres de sociétés françaises d’échapper totalement à l’imposition lors du versement des dividendes. Le mécanisme est aussi simple dans son principe qu’il est redoutable dans ses effets : il consiste à transférer temporairement la propriété des titres à une entité non soumise à la retenue à la source, juste avant la date de détachement du dividende.

On distingue deux catégories principales de montages CumCum. Le « CumCum interne » implique un transfert temporaire des titres vers un résident fiscal français, généralement une banque, qui perçoit le dividende sans retenue à la source puis le reverse au non-résident initial, moyennant une commission. L’opération est fiscalement neutre pour la banque française : si elle enregistre un produit financier imposable à l’impôt sur les sociétés, le versement ultérieur est déductible en tant que charge. Le « CumCum externe » fonctionne selon un schéma similaire, mais l’intermédiaire est localisé dans un État ayant conclu avec la France une convention fiscale excluant toute retenue à la source, comme l’Arabie Saoudite, Bahreïn ou la Finlande.

L’ampleur financière de ces pratiques est considérable. Selon les estimations avancées lors des débats parlementaires, les montages CumCum auraient fait perdre au Trésor public français entre 1 et 3 milliards d’euros par an. Certains parlementaires évoquent même un manque à gagner de 33 milliards d’euros sur une période de 20 ans. Ces révélations, mises en lumière par l’enquête journalistique « CumEx Files » publiée en octobre 2018, ont provoqué un véritable séisme politique et contraint les autorités françaises à réagir avec fermeté pour mettre fin à ces pratiques jugées contraires à l’équité fiscale.

L’échec du dispositif anti-abus de 2019

Face aux révélations des « CumEx Files », le Sénat s’était emparé du sujet dès 2018 et avait obtenu l’adoption d’un premier dispositif anti-abus dans la loi de finances pour 2019. Ce mécanisme, codifié à l’article 119 bis A du Code général des impôts, visait à requalifier en revenus distribués soumis à la retenue à la source les sommes versées dans le cadre d’opérations de cessions temporaires de titres. Le dispositif ciblait spécifiquement les opérations réalisées dans un délai de 45 jours autour de la date de détachement du dividende, période considérée comme suspecte par le législateur.

Cependant, ce premier dispositif s’est rapidement révélé inefficace face à l’ingéniosité des montages financiers. Les acteurs du marché ont facilement contourné la règle des 45 jours en allongeant simplement la durée des cessions temporaires ou en utilisant des instruments financiers dérivés complexes produisant des effets similaires sans entrer formellement dans le champ d’application du texte. De plus, le dispositif de 2019 ne concernait que les « CumCum internes », laissant prospérer les montages « CumCum externes » qui représentaient pourtant une part importante de la fraude fiscale.

Un autre obstacle majeur est apparu en décembre 2023, lorsque le Conseil d’État, dans sa décision « Fédération bancaire française », a considéré que l’administration fiscale ne pouvait pas appliquer une retenue à la source sur des dividendes versés à un bénéficiaire apparent domicilié en France, même si le bénéficiaire effectif était une personne non-résidente. Cette jurisprudence a privé l’administration fiscale d’une base légale robuste pour lutter contre les montages en cascade impliquant des bénéficiaires de façade. Six ans après l’adoption du dispositif de 2019, force était de constater que les pratiques CumCum n’avaient pas été enrayées, justifiant une réforme beaucoup plus radicale.

La révolution de la loi de finances pour 2025

La loi de finances pour 2025, adoptée à l’unanimité par le Sénat puis confirmée en commission mixte paritaire, opère une refonte complète du régime fiscal des dividendes versés aux non-résidents. Le cœur de la réforme repose sur l’introduction de la notion de « bénéficiaire effectif » dans le texte même de l’article 119 bis du Code général des impôts. Désormais, les distributions de dividendes sont frappées par la retenue à la source dès lors que « leurs bénéficiaires effectifs sont des personnes qui n’ont pas leur domicile fiscal ou leur siège en France », et non plus seulement le bénéficiaire apparent.

Cette modification législative, qui s’applique depuis le 16 février 2025 pour les « CumCum internes » et à compter du 1er janvier 2026 pour les « CumCum externes », permet à l’administration fiscale de percer le voile des montages en cascade. Peu importe désormais le nombre d’intermédiaires résidents ou la complexité des structures utilisées : c’est la situation fiscale du bénéficiaire final, c’est-à-dire la personne qui a le droit de disposer librement des revenus, qui détermine l’application de la retenue à la source. Cette approche, qualifiée de « réaliste » par les commentateurs juridiques, s’inspire des pratiques déjà mises en œuvre avec succès dans d’autres pays européens comme l’Allemagne ou le Danemark.

Parallèlement, le dispositif anti-abus de l’article 119 bis A a été considérablement renforcé. La référence au délai de 45 jours, facilement contournable, a été purement et simplement supprimée. Le champ d’application du texte a été élargi pour inclure tous les instruments financiers à effet similaire, notamment les produits dérivés complexes utilisés sur des marchés réglementés. Cette extension permet de capturer une gamme beaucoup plus large d’opérations suspectes, rendant quasi impossible le contournement du dispositif par des montages sophistiqués. Le législateur a ainsi doté l’administration fiscale d’un arsenal législatif puissant et complet.

Les obligations déclaratives renforcées des établissements payeurs

La réforme de 2025 ne se limite pas à modifier les règles de fond relatives à la retenue à la source ; elle impose également de nouvelles obligations déclaratives aux établissements financiers qui assurent le paiement des dividendes. Ces obligations visent à renforcer la transparence et à permettre à l’administration fiscale de détecter plus facilement les montages suspects. Les établissements payeurs doivent désormais identifier avec précision le bénéficiaire effectif des dividendes, et non plus seulement le bénéficiaire apparent figurant dans leurs registres.

L’établissement payeur français doit télé-déclarer et télé-payer la retenue à la source au Service des impôts des entreprises compétent par le biais du formulaire 2777-SD, avant le 15 du mois qui suit celui de la mise en paiement des dividendes. Cette déclaration doit mentionner le montant, la date, l’émetteur et le destinataire de chaque versement. En cas de doute sur l’identité du bénéficiaire effectif, il est désormais fait application par défaut du taux de retenue à la source applicable aux personnes morales, soit 26,5 %, ce qui incite fortement les bénéficiaires à fournir les justificatifs nécessaires.

Pour bénéficier d’un taux réduit prévu par une convention fiscale ou pour obtenir l’application du taux de droit interne favorable, le bénéficiaire doit impérativement communiquer à son établissement bancaire une attestation de résidence fiscale datée et signée par l’administration fiscale étrangère. Cette attestation, formalisée par le formulaire n°5000, doit être fournie en amont du versement du dividende dans le cadre de la procédure simplifiée, ou a posteriori dans le cadre de la procédure normale de remboursement. Le non-respect de ces formalités entraîne l’application automatique du taux le plus élevé, créant une forte incitation à la régularité.

Les controverses autour du texte d’application

Si l’adoption de la loi de finances pour 2025 a été saluée comme une avancée majeure dans la lutte contre la fraude fiscale, sa mise en œuvre a rapidement suscité de vives controverses. En avril 2025, le gouvernement a publié un texte d’application qui, selon plusieurs parlementaires, introduisait des exceptions non prévues par la loi et vidait partiellement le dispositif de son effectivité. Le Sénat, par la voix de son président Claude Raynal et de son rapporteur général Jean-François Husson, a dénoncé une « dénaturation des dispositions législatives par le pouvoir exécutif ».

Face à ces critiques, la commission des finances du Sénat a exercé son pouvoir de contrôle en organisant, le 19 juin 2025, un contrôle sur pièces et sur place à Bercy. Jean-François Husson a souhaité connaître les raisons qui avaient conduit le gouvernement à publier un texte d’application introduisant des cas de non-application de l’imposition non conformes à l’intention du législateur. Cette démarche parlementaire, rare dans son intensité, témoigne de la détermination des élus à faire respecter la volonté du Parlement face aux pressions des milieux bancaires.

L’issue de ce bras de fer institutionnel a finalement été favorable au Parlement. Le 24 juillet 2025, à l’issue d’un entretien avec Éric Lombard, ministre de l’Économie et des Finances, Claude Raynal et Jean-François Husson ont obtenu l’engagement du gouvernement de rectifier le texte d’application pour permettre de donner toute son effectivité au dispositif anti-fraude CumCum. Cette victoire parlementaire, dans un contexte où des efforts budgétaires majeurs de redressement doivent être mis en œuvre, illustre l’importance accordée à la lutte contre toutes les formes de fraudes fiscales et au respect de l’équité devant l’impôt.

Les implications pratiques pour les investisseurs étrangers

La réforme de 2025 bouleverse profondément la situation des investisseurs étrangers détenant des titres de sociétés françaises. Pour les investisseurs de bonne foi qui perçoivent légitimement des dividendes, les nouvelles règles imposent une vigilance accrue dans le respect des obligations déclaratives. Il est désormais impératif de fournir à son établissement bancaire tous les justificatifs nécessaires pour prouver sa qualité de bénéficiaire effectif et sa résidence fiscale, sous peine de se voir appliquer un taux de retenue à la source majoré.

Les investisseurs doivent également être conscients que toute opération complexe impliquant des transferts de titres autour de la date de versement des dividendes sera désormais scrutée avec attention par l’administration fiscale. Les montages sans substance économique réelle sont voués à disparaître, car ils seront systématiquement requalifiés et soumis à la retenue à la source. La transparence fiscale devient la norme, et les contribuables doivent pouvoir justifier la rationalité économique de chaque opération au-delà des simples considérations fiscales.

Pour les actionnaires non-résidents qui détenaient leurs titres dans le cadre de structures sophistiquées, une refonte complète de leur stratégie patrimoniale s’impose. Les holdings interposées, les chaînes de participations complexes et les véhicules d’investissement situés dans des juridictions à fiscalité avantageuse doivent être réexaminés à la lumière des nouvelles règles. L’échange automatique d’informations entre administrations fiscales, qui permet désormais d’avoir une vue d’ensemble des flux financiers entre les juridictions, rend quasi impossible le maintien de montages opaques. Ce qui est désormais interdit en France ne sera plus possible ailleurs non plus, dans un mouvement d’harmonisation progressive des règles fiscales internationales.

Le contexte international de la lutte contre l’arbitrage de dividendes

La France n’est pas un cas isolé dans sa lutte contre les pratiques d’arbitrage de dividendes. De nombreux pays européens ont renforcé leur législation ces dernières années pour mettre fin aux montages CumCum et CumEx. L’Allemagne, pionnière en la matière, a adopté dès 2012 des règles strictes interdisant ces pratiques et a lancé plusieurs vagues de poursuites pénales contre des institutions financières impliquées. Les autorités allemandes ont récupéré plusieurs milliards d’euros et prononcé des sanctions pénales sévères à l’encontre des responsables de ces montages.

Le Danemark a également mené une action déterminée, avec des poursuites pénales contre plusieurs banques et gestionnaires d’actifs. Les États-Unis ont adopté des mesures similaires dès 2010, en étendant la retenue à la source aux produits dérivés et en renforçant les obligations déclaratives des intermédiaires financiers. Cette convergence internationale témoigne d’une prise de conscience généralisée de l’ampleur du problème et de la nécessité d’une action coordonnée pour y mettre fin.

La coopération entre administrations fiscales s’est considérablement structurée ces dernières années, notamment à travers l’échange automatique d’informations promu par l’OCDE. Les conventions fiscales bilatérales sont progressivement révisées pour intégrer des clauses anti-abus et la notion de bénéficiaire effectif. Cette harmonisation progressive des règles fiscales internationales réduit les opportunités d’arbitrage entre juridictions et renforce l’efficacité des dispositifs nationaux. Les investisseurs doivent s’attendre à ce que les pratiques d’optimisation fiscale agressive deviennent de plus en plus difficiles à mettre en œuvre dans les années à venir, quelle que soit la juridiction concernée.

Les perspectives d’évolution et les enjeux futurs

La réforme de 2025 marque une étape décisive, mais la lutte contre l’optimisation fiscale agressive est loin d’être terminée. L’administration fiscale française devra désormais démontrer sa capacité à mettre en œuvre efficacement les nouveaux outils législatifs dont elle dispose. Cela nécessitera des moyens humains et techniques importants pour analyser les opérations complexes, identifier les bénéficiaires effectifs et procéder aux redressements nécessaires. Les premiers contrôles fiscaux portant sur l’application des nouvelles règles seront déterminants pour évaluer l’efficacité réelle du dispositif.

Les établissements financiers sont confrontés à de nouveaux défis opérationnels et juridiques. Ils doivent adapter leurs systèmes d’information pour identifier les bénéficiaires effectifs, mettre en place des procédures de vérification renforcées et former leurs équipes aux nouvelles obligations déclaratives. Cette mise en conformité représente un coût significatif, mais elle est indispensable pour éviter d’être tenus pour responsables en cas de non-respect des règles. Le dispositif crée une forte incertitude pour les établissements financiers, qui devront nécessairement être encadrés par une doctrine administrative claire pour préserver la sécurité juridique.

Au-delà des aspects techniques, la réforme de 2025 pose des questions plus fondamentales sur l’équilibre entre attractivité fiscale et équité. Si la France souhaite attirer les investissements étrangers, elle doit offrir un cadre fiscal lisible et prévisible. Le renforcement des obligations et des contrôles ne doit pas dissuader les investisseurs de bonne foi, mais uniquement cibler les pratiques abusives. Dans un contexte de concurrence fiscale internationale, la France devra trouver le juste équilibre entre fermeté dans la lutte contre la fraude et maintien de son attractivité pour les capitaux étrangers légitimes.

La loi de finances pour 2025 constitue indéniablement un tournant majeur dans la fiscalité des dividendes versés aux non-résidents. En introduisant la notion de bénéficiaire effectif et en supprimant les principales failles du dispositif de 2019, le législateur français a doté l’administration fiscale d’un arsenal juridique puissant pour lutter contre les montages CumCum. Cette réforme, adoptée dans un contexte de déficit budgétaire important, témoigne de la volonté politique de faire contribuer équitablement tous les bénéficiaires de revenus de source française, quelle que soit leur résidence fiscale.

Les mois et années à venir seront déterminants pour mesurer l’impact réel de cette réforme. Les premiers redressements fiscaux, les éventuels contentieux et les ajustements de la doctrine administrative permettront d’affiner le dispositif et d’en corriger les éventuelles imperfections. Pour les investisseurs étrangers, le message est clair : la transparence fiscale est désormais la règle, et les montages d’optimisation agressive n’ont plus leur place dans le paysage fiscal français. Cette évolution s’inscrit dans un mouvement international plus large de lutte contre l’érosion de la base fiscale et le transfert de bénéfices, porté par l’OCDE et l’Union européenne, qui devrait se poursuivre et s’intensifier dans les prochaines années.